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Poésie, poèmes, rimes, rythme, musique des mots, rythme des vers

Les Fiancés de l'Atlantique

Les

Fiancés

de

l 'Atlantique

 

 

 

 

 

 

1

J'ai tant à te dire que tu découvriras au fil des marées. J'ai tant à te confier que ne sauront ni les algues ni les coquillages. J'ai tant à abandonner sur cette terre avant de pouvoir te rejoindre.

De tant de liens, je dois me délier... De tant de promesses, je dois me méfier. De tant d'espérances, je dois perdre l'espoir. De tant de vies, je dois mourir.

Je dois me dévêtir de tant de robes, de tant de mensonges, de tant de croyances.

Je croyais en une infinité de choses. Je croyais en la vie ; on me l'a ravie. Je croyais en toi ; tu n'es plus. Je croyais en l'amour ; je pars à sa recherche.

Pour un tel voyage, je dois me décharger de trop de choses inutiles, de trop de bagages qui entravent mon pas, de trop de manteaux dont on m'a chargée, de trop de fausses cartes.

 

J'ai tant à te dire que tu devines à peine. Ai-je beaucoup de lieux compris ? Ai-je assez de liens abandonné ? T'ai-je assez immolé de ces raisons de ne pas te rejoindre ? Ai-je assez souvent tourné le dos ? Ai-je assez de fois tourné la tête ? Me suis-je assez détournée du chemin que les Autres m'invitaient à suivre ?

J'ai tant de séparations à te donner. Tant d'amarres lâchées, tant de grappins tranchés à te montrer. Tant d'attaches dénouées, tant de chaînes brisées à te présenter. J'ai dans le cœur un tel vide à t'offrir, un cœur enfin si lisse, seulement tapissé d'amour. Il est enfin si déserté des Autres ! Seule, une poussière de souvenirs flotte encore dans mon air purifié. Dans mon cœur dénudé, tu prends toute la place. Souffle sur la poussière, qu'elle te dise les derniers mots, les derniers instants, la dernière nonchalance...

 

2

C'est arrivé, sans tambour ni trompette. Ainsi, sans doute, se reconnaît l'approche de la mauvaise nouvelle. On se croit vivant. On est déjà à moitié mort.

Je savais que si je te perdais, mon esprit refuserait de me croire. Je sais qu'apprenant ta disparition des Autres, je me dirais encore ce n'est pas vrai. Tu es vivant, bien trop vivant, d'une vie sans égale, d'une vie dans mon cœur. Bien qu'encombré de beaucoup d'autres choses, il n'en tournait pas moins autour de toi. Tu en étais le centre, le tour et le reste. Petit à petit, tu y avais creusé un nid, de plus en plus grand, encombrant aussi. Tu en chassais tout ce qui n'était pas nous. Il en restait toujours. Je t'aidais dans ton oeuvre. Il en restait encore. C'est à peine si maintenant j'ose croire qu'il puisse te plaire.

Tu es trop vivant pour mourir. Tu es immortel. On pourra t'ensevelir ; tu survivras toujours. Seul l'oubli, second linceul des morts, peut t'entraîner dans sa pourriture. Mais perdant ta qualité d'homme d'ici-bas, perdant cette écorce qui semblait te peser parfois et dont tu t'inquiétais si peu, et perdant cette flamme qui t'animait et te faisait génie, tu prendras, tu reprendras ton inexistence charnelle, tu retrouveras l'immortalité, l'immatérialité du poète, sa seconde vie, sa survivance, qui n'est point celle des humains, au-delà de leur idolâtrie.

 

3

Ce samedi-là, sans comprendre par quel artifice de magicien, j'avais pu entendre ta voix, et je t'avais répondu que je t'aimais. Nous avions longuement écouté notre commune respiration, tour à tour ici et là-bas. Puis il avait fallu se quitter. Une raison ou une autre, il y en a toujours une pour nous séparer.

C'est chaque fois la même sensation. Ce n'est point vraiment douloureux. Simplement, l'équilibre est rompu. Nous étions les deux bras d'une même balance et l'axe ne nous relie plus, soudain. Ainsi le plus infime contact, qui crée un monde plus réel que celui des Autres, qui bâtit un monde, est plus fragile qu'une goutte d'eau. Et cependant, telle la gouttelette, toujours il ressoude les deux moitiés en une seule respiration.

Un dimanche gris, que n'éclairait que la promesse que je t'avais faite de t'appeler le lendemain... Les dimanches sont ainsi faits pour nous permettre de nous refaire. Reprendre des forces pour pouvoir les épuiser durant la semaine. Tu viendrais me voir, alors nous nous abreuvions d'amour, épuisions nos forces à nous attendre.

La nuit avait lentement distillé mon ennui. J'avais éteint la lampe, mais les lumières de la rue éclairaient ma chambre. Je ne voulais pas tirer les rideaux. Avec le vent qui soufflait en tempête, les arbres bruissaient de mille contes, et leur spectre se profilait sur le mur ; leur ombre mouvante et, avec l'air froid de la nuit qui rafraîchissait mes pensées, la nature semblait pénétrer chez moi. La joue appuyée à mon bras, j'avais longtemps regardé vivre ces fantômes. Puis je ne les avais plus vus. Je m'étais endormie.

 

Ah ! L'odieux instrument !

Où est ta main qui se pose sur ma poitrine et me réveille d'amour ?

 

A midi, pourtant, je crus pouvoir t'atteindre, t'entendre. Mais la sonnerie s'essouffle dans le vide. Le Surcouf a appareillé.

Le soir, sur mon bureau, m'attendait un mot de toi, rapidement griffonné et qui me disait ton départ inopiné, pour où ? pour combien de temps ? Tu ne savais. Tu ne savais rien d'autre que ton amour et le mien. Tu me disais au revoir et de ne pas m'inquiéter.

Mais je ne sais quelle force me poussait, tous les jours, à t'appeler. Mais toujours la sonnerie résonnait dans le vide. Je m'abrutissais de travail. Je me soûlais de fatigue. Et j'essayais de ne pas m'affoler et de ne pas penser à ce petit que... peut-être... je ne savais pas encore. Nous redoutions seulement un peu.

Mais j'ai continué à t'appeler tous les jours. Plusieurs fois même dans la journée. L'amour n'a pas d'heure, pas de lassitude. Parfois, dans ma nervosité, je me trompais de numéro. Alors c'était dans ma poitrine des cavalcades, des piétinements, des martèlements douloureux qui ne s'éteignaient qu'avec la voix inconnue.

Et je t'imaginais là-bas, sur l'eau... sur l'eau et sous ce ciel qui chassait toute tendresse, qui n'était que violence. Je te retrouvais au long de la journée. Je pensais à toi. Je t'aimais. Mais tu le sais bien, toi qui sais tout maintenant.

 

Et puis il y avait eu ce mot de tes parents. Eux qui ne t'étaient rien avaient eu droit de savoir. Mais ils m'informaient et j'aurais voulu que leur plume refuse d'écrire, que leur langue se raidisse dans leur bouche et qu'ils me laissent à mon attente ignorante...

 

 

4

J'ai continué, je m'en souviens, à t'attendre. Je me disais alors ce qui était arrivé. On me l'avait dit, je le savais. Votre bâtiment s'était perdu. Les larmes toute charnelles de tes parents avaient effacé les mots. Ou bien il avait plu...

Mais de ta détresse, de ton naufrage, de ta mort, je ne sus rien. Je continuai donc à vivre, comme si tu étais en croisière. Aussi bien n'était-ce pas ton premier départ.

J'ai continué à vivre. Pendant combien de temps ? Je ne sais plus. Je continuais à m'appauvrir d'amour en vivant avec ces Autres. J'écoutais leurs concerts. Je voyais leurs ballets, je regardais leurs films. Mon regard caressait leurs sculptures, leurs froides sculptures, leurs tableaux, et c'était ta grâce qui me les décrivait et c'était ta beauté que je cherchais.

Je te découvrais tout entier dans ce que les Autres ne voyaient pas. Je restais des éternités en extase devant le corps si menu d'une petite fille. Et je la regardais se pendre à ton cou. Et ce petit garçon aux mollets nerveux et à la tignasse ébouriffée sur une frimousse sauvage, limpide comme un lac, cet ange qui tenait avec confiance la main de sa génitrix, allait te retrouver. Je le suivais dans mes pensées et je te voyais te pencher sur lui et lui confier la beauté des coquelicots... J'en oubliais les Autres.

 

J'allais le long de leurs occupations comme un automate marche suivant les mouvements qu'on lui a fixés. Tu m'avais modelé sur l'amour, il guidait mes pas.

J'avais un bandeau sur les yeux et l'ignorais. Ma compréhension s'était arrêtée devant ta mort comme un cheval renâcle devant l'obstacle. Il le contourne et continue son chemin. Ainsi avais-je continué de vivre, comme on continue sur sa lancée, vol-plané de l'oiseau, erre du navire, roulé-boulé de l'acrobate... Tu étais simplement parti pour un peu plus longtemps que d'habitude.

Et bien sûr, comme tu me manquais, je pleurais souvent, et les Autres croyaient que c'était sur ta mort. Tu sais bien que ce n'était pas pour cela. Je me souvenais et les souvenirs sont parfois plus lourds à porter que la vie. Je me souvenais de notre amour, de nos gestes dans l'amour, aussi bien que nos promenades les plus innocentes. Et toujours, je nous revoyais tels que nous n'avons pourtant jamais été : tu es allongé sur le dos ; tu dors et ta respiration si légère soulève à peine mes cheveux. Je suis tout contre toi, la tête sur ton épaule, et nos mains liées étendent nos bras le long de notre corps. Nous dormons ensemble et nous rêvons des arbres qui s'égouttent dans notre jardin.

 

5

Mais peu à peu, sans souffrance car mon cœur ne connaît que toi de douleur, sans heurt, comme pousse une plante, l'idée s'était implantée en moi que tu ne reviendrais plus, que tu gisais, là-bas, au fond de l'océan, inestimable trésor enfoui dans son coffre d'acier. Je comprenais pourquoi ton absence se faisait si pesante. Elle s'alourdissait de désespérance.

C'est ainsi que ne te voyant plus, je sus que tu ne devais plus revenir.

C'est alors que, rompant les amarres, je partis moi aussi, une nuit, à l'heure où la lumière s'éteint, où la lampe s'éclaire. Je perdis l'esprit et m'allumai à la folie.

 

J'ai pris notre voiture. Mais était-ce la nôtre ? J'ai roulé longtemps avant de trouver le chemin fleuri de roses et de jasmins qui mène jusqu'à ta maison.

Je suis arrivée le long du rivage. C'est là que la vague amante vint me quérir. Elle venait déposer à mes pieds le message que tu me destinais. J'ai donc pris le bateau que tu m'indiquais, je l'ai équipé ainsi que tu me conseillais. Et je levai l'ancre.

Étrange étoile des mages, le reflet de la lune me conduisit. Peu à peu, se sont épuisés la terre, le rivage, les derniers rochers. Les yeux fixés sur les fonds marins, je n'avais plus besoin que tu m'insuffles ta volonté. J'avais compris où tu me menais.

Était-ce la baie des Trépassés ou le cap de Bonne Espérance ? Tu ne me disais que ceci : que c'était ta nouvelle demeure et qu'à ton bras tu m'y voulais voir entrer. Nouveau trépassé, tu gardais la bonne espérance. Je saurais bien te retrouver.

 

Quand la lune et le soleil se confondirent, je sus que je devais jeter l'ancre. Je la posais délicatement dans le creux de la vague, pour qu'elle ne te blesse pas en déchirant les flots. La crête est fraîche qui porte mon voile de mariée et t'apporte ce lien que je viens te proposer.

J'ai alors attendu l'heure perlée où le soleil à l'horizon se reflète sur chaque vague avec des éclats de diamants. C'est l'heure où dorment les sirènes ; c'est l'heure argentée où le flot prend la transparence cristalline des sources de montagne.

J'ai enfilé la combinaison de caoutchouc étanche, fixé sur mon dos les bouteilles et préparé le masque.

Je me suis penchée sur les lames qui m'ont enlacée étroitement ; elles m'ont attiré vers leur profondeur et je n'ai plus senti sur moi qu'un giron maternel m'enveloppant de sa chaleur liquide. Je suis descendue sans regarder ailleurs qu'en moi. Que m'importaient les Autres de la matrice ?

 

J'ai longtemps erré parmi les rocs, les dunes, les algues, les épaves de bois. Je n'en voyais aucune assez jeune pour être ta demeure. Toutes avaient cet air de vieillesse exquise qui ne va pas sans une certaine sérénité. Plusieurs fois, je dus me reposer ; chaque fois, j'ai repris ma quête.

Je ne pensais pas si bien reconnaître la masse grise où je t'avais connu. Et pourtant, qu'elle était changée ! Je ne la savais pas non plus si grande ni si haute... Sans ma légèreté fantomatique, jamais, je crois, je ne serais arrivée à y pénétrer. Mais les algues me montrèrent le chemin.

C'est dans cet étrange environnement aquatique que je refis connaissance du bâtiment. Et sous quel angle bizarre, avec quelle inhabituelle stabilité !...

6

 

Je ne t'ai pas reconnu. Simplement, à ton bras, il y avait cette gourmette...

J'ai pensé m'allonger sur toi et te réchauffer de mon poids. J'ai pensé attendre que ma réserve d'air fut épuisée. J'ai pensé à couper les tubes afin d'être plus vite avec toi. J'ai pensé... j'ai pensé à tant de fins.

Mais je me suis souvenu de ta liberté. Je me suis souvenu que tu n'aimais pas ton navire. Que c'était une prison d'acier où ton cœur ne me retrouvait plus. Que c'était une cage grise où ta vie s'étiolait.

Je me suis redressée, j’ai cherché un peu partout. J'ai même dû te quitter un instant. Dans ce poste, il n'y avait pas ce que je cherchais.

Mais je suis vite revenue. J'ai étendu cette couverture sur le sol en poussant, sans pudeur mais sans outrage, les quelques corps qui te tenaient compagnie, qui t'importunaient dans ta liberté.

 

Et j'ai porté ton corps qui flottait jusque cette couverture où tu dormirais maintenant, plus léger qu'une libellule. Et dans ta dernière souplesse, tu semblais retrouver tes tendres enlacements où tu savais si bien me bercer. J'ai appuyé ma tête sur ta poitrine et j'ai cru m'endormir.

Et tandis que je poursuivais mes ultimes errements, la légèreté de l'eau t'emplissait de vie. Tu m'aidais à te porter comme tu m'avais aidé à t'aimer. Tu as toujours su me délivrer des entraves des choses. Tu semblais ainsi revivre. Je pensais que tu dormais et que tu avais ces gestes qu'on a dans le sommeil, quand le corps recherche la chaleur de son autre corps. Ton bras s'est posé sur ma poitrine et ta tête s'est inclinée sur mon épaule. Tu allais me chuchoter les mots les plus fous, les tendresses les plus chatoyantes, les je t'aime les plus pénétrants. C'est alors que j'ai commencé à désespérer. Je me suis renversée sur toi et j'ai pleuré de ces sanglots secs, si douloureux, qui arrachent le cœur avec sa peine. C'est alors que mon âme s'est ouverte à la compréhension et qu'elle a découvert l'étendue de ta mort. Tu étais dans mes bras, plus inerte que jamais. Vêtu de ta robe de cendres, guettant les flots inertes qui ne t'apportaient pas ce que tu avais demandé. Tu me voulais telle que j'étais sur la terre, si légère, si inattentive, si sûre. Tu avais bâti ton amour sur une étoile et voici qu'elle semblait s'éteindre. Sa dernière flamme vacillait en mon esprit. J'avais l'apparence de celle que tu aimais mais j'étais une autre. Je le compris et le voile se déchira. Je te vis. Ta mort revêtait la statuette que tu avais façonnée et ce voile la ternissait. Ton inaction le déchirait. Je te sus mort et te bénis ; la douleur apporte aussi la force de souffrir.

 

J'ai roulé la couverture autour de toi comme on emmaillote son enfant. Tu avais toujours désiré d'être né de moi. Tu l'étais maintenant et pour ne jamais plus grandir. Je t'ai bercé de mille précautions. Tendrement, j'ai incliné ta tête sur ton épaule et allongé tes jambes adorées.

Avec tous les soins dont je me suis senti capable, avec tous les soins que ton nouvel état exigeait de moi, je t'ai porté. Dans les coursives où tu n'irais plus, dans les écoutilles que tu n'arpenterais plus, sur les échelles où tu montais pour la dernière fois... Je t'ai porté jusqu'au pont où l'on ne te passerait plus en revue avant de te lâcher pour me retrouver.

Je t'ai étroitement enlacé et, comme une plume, nous sommes tombés. Lentement, sans heurt ; çà ne fit même pas de bruit à cause du sable. Je t'ai porté un peu plus loin à l'abri d'un rocher multicolore. Ainsi quittions-nous le Surcouf. Ainsi disparaissait le Surcouf.

Je t'ai creusé un lit de sable et sous ta tête, je l'ai fleuri d'anémones et d'étoiles de mer. Je suis restée longtemps à vous contempler, toi et les fonds marins. Ce sol inviolé semblait te convenir comme nul autre. Toi qui n'étais pas casqué, ni ganté, ni bien élevé, toi qui vivais plus simple, plus libre qu'un matin de Paris, sans entrave malgré les chaînes apparentes, toi qui savais si bien la futilité des choses humaines, tu semblais être revenu au nid maternel. Nous étions enfin où n'était nul Autre.

7

 

J'ai commencé de me dévêtir de cette seconde peau qui m'oppressait ; je l'ai arrachée partout où ses attaches me refusaient ma liberté. Je n'ai gardé que le tuyau d'oxygène, jusqu'au dernier instant. Je savais que toi aussi, tu respirais, de ce souffle calme que je te connaissais. Tu respirais cet air que je ne goûtais pas encore.

Je me suis allongée contre toi et d'un mouvement convulsif, j'ai arraché ce masque qui me séparait encore de toi.

 

Et j'ai avalé la petite boule blanche qui m'empêcherait, par ma vaine recherche de l'air, de me détacher de tes bras.

Un petit sursaut.

 

Me voici. Je te rejoins.

Bonjour, mon bel amour.

Bagnolet, 1971

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